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Le Mot de l'éditeur : Le Cahier Noir
 
Marie-Michèle Beaufils vit à Biarritz. Avec le cahier noir, elle nous livre un premier roman construit autour de personnages attachants, dépeints avec précision dans l'ambiance de ce début de vingtième siècle. Ce cahier aurait put être le sien.
 
Le Cahier Noir :
Au début du siècle dernier, dans un village du sud-ouest, sous l'oeil observateur du bon docteur Fréjac se côtoient ambitions, amours et convenances. Le conflit de 1914-1918 bouleverse l'ordre établi. Le Cahier Noir livre l'histoire de destins troublés sur fond de changement social.
 
Extrait du livre :
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Un frisson me parcourut. Que voulait-il savoir Hippolyte ? Une révolte incontrôlée monta en moi. Je réalisai soudain, que je lui en voulais, à l'ami Hippolyte de vivre normalement, de ne pas souffrir, de n'avoir pas peur, de n'avoir pas envie de hurler. Je le rendais incapable de comprendre ; il devenait coupable de ne pas vivre les horreurs de cette boucherie. Je lus dans ses yeux, la mauvaise conscience de ceux qui ne partent pas à la bataille. Pourtant, avide de savoir, il souriait, pitoyable. Alors, j'explosai. Je m'adressai à lui d'un ton cassant, sans concession mais où, pour la première fois éclatait toute ma colère.
-Raconter, raconter ! M'exclamai-je, comment te raconter la mort quotidienne, l'effroi, le néant ? Que puis-je te raconter, Hippolyte ? Dans cet enfer nous sommes pavenus au plus haut où l'homme d'aucun temps ne soit parvenu, de par l'énergie, la misère, la souffrance et la mort. Que te dire Hippolyte ? Comment te raconter l'eau écopée pour éviter aux parois des tranchées de s'éffondrer ? Comment te décrire qu'il faut vivre, dormir, manger dans cette "colle", qu'il faut suspendre notre pain à des fils de fer pour qu'il ne soit pas bouffé par des rats ? Et ces caillebotis plein d'eau et d'excréments, les odeurs pestilentielles, dormir avec des godasses trempées, car tenter de les remettre après les avoir enlevées eût été illusoire. Quoi te raconter, Hippolyte, qui soit audible, qui soit dicible ? Les blessés qui ont appelé pendant des heures et qui sont morts sans que personne ait pu venir les chercher. Cet homme dont tout le larynx, la trachée et l'œsophage sont ouverts, béants, jusqu'à la carotide, qui vous regarde avec ses grands yeux bleus et qui meurt conscient au bout d'une heure sans que nous ayons pu enrayer l'hémoragie ?
Tu veux savoir quoi Hippolyte ? L'histoire de ce jeune caporal qui m'arriva avec deux mains arrachées au ras des poignets et qui les regarde avec des yeux exorbités ? Et tu sais pourquoi, Hippolyte je n'ai pas pu le consoler, tu sais pourquoi ? Hurlai-je en le secouant
- Non balbutia-t-il
- Parce que lorsque je lui ai demandé ce qu'il faisait dans le civil, Hippolyte, sa réponse m'a fait me taire d'horreur : "je suis sculpteur a-t-il dit".
Tu comprends, Hippolyte, tu comprends !
Et je m'effondrai en sanglotant sur la table devant Hippolyte hébété.
Je me sentis soudain épuisé, mais soulagé d'avoir pu, pour la première fois depuis des mois, dire tout l'insupportable, tout l'intolérable, que mon cœur avait emmagasiné. Un silence lourd s'abattis autour de nous.
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